Contribution des forces spéciales aux missions d'interdiction et de fixation stratégiques : l'exemple des SAS français en Bretagne (juin 1944)
(©Jean-Jacques CÉCILE - Publié dans les pages du n°1 de la revue Renseignement & opérations spéciales, mars 1999)
5 juin 1944, un jour avant l'aube, tel est le titre de la plaquette éditée par l'Amicale des anciens parachutistes SAS et des anciens commandos de la France Libre à l'occasion du 40e anniversaire du débarquement en Normandie. Dix années plus tard, à l'approche des festivités commémorant le cinquantenaire, certaines déclarations lapidaires et dithyrambiques soutiennent une thèse quelque peu maximaliste en ce qui concerne la contribution de ces soldats d'exception à la libération du sol français. Loin de ces assertions parfois partisanes, un examen des opérations menées par les commandos du 2e Régiment de chasseurs parachutistes en Bretagne au mois de juin 1944 éclaire d'une singulière façon la contribution que les forces spéciales peuvent apporter à deux missions stratégiques primordiales : l'interdiction du champ de bataille et la fixation des troupes ennemies.
Interdire et fixer : de quoi s'agit-il ?
Enoncer que l'un des plus sûrs moyens de parvenir à la victoire est de s'assurer à tout moment un rapport de force en sa propre faveur est un truisme. Mais la chose devient moins évidente dès lors qu'il s'agit de sélectionner les actions à mener ainsi que les moyens à mettre en œuvre pour y parvenir. D'autant plus que, l'époque contemporaine étant caractérisée par une mobilité militaire tactique, opérationnelle et stratégique sans précédent, il faut non seulement que le rapport soit favorable dans la phase initiale de la bataille mais aussi que l'évolution de ce rapport au cours des opérations de combat se fasse aussi de manière favorable. L'interdiction et la fixation stratégiques permettent d’atteindre ces buts.
Dès lors qu'il s'agit d'interdire et de fixer, il convient en préalable de faire un inventaire aussi exact que possible des forces que l'ennemi peut acheminer rapidement vers la zone choisie pour l’axe d’effort : c'est une tâche que les services de renseignement doivent prendre prioritairement en compte dans la phase de préparation. Il s’agit alors en premier lieu de créer une menace là où les renforts ennemis tiennent garnison. Ladite menace peut revêtir un caractère réel (opération de diversion) ou n’être que suggérée (opération d'intoxication). Elle doit en tout cas être perçue par l’adversaire comme suffisamment grave et crédible pour justifier un stationnement sur place : c'est l'action de fixer. Il convient ensuite de détruire systématiquement l'infrastructure de transport commandant l'accès au champ de bataille ainsi que d’attaquer méthodiquement de tout le trafic ennemi s'affranchissant des destructions opérées : c'est l'action d'interdire.
Les moyens pour fixer et interdire sont nombreux, diversifiés, et le débarquement en Normandie nous en fournit un excellent exemple. Les préparatifs ne pouvant pas être dissimulés aux yeux des espions allemands dans les mois précédant juin 1944, il importe avant tout de distraire le maximum de troupes nazies du lieu choisi pour l'action. Parmi les moyens retenus, citons pêle-mêle le bombardement systématique des voies de communication du nord de la France, lequel bombardement est destiné à entretenir le doute quant au lieu du débarquement, ou encore l'opération d'intoxication dont le but consiste à accréditer la présence d'une armée fictive dans la campagne du Kent, au sud-est de l'Angleterre, dans le but de renforcer la croyance des généraux allemands pour qui l'assaut ne peut survenir que dans le Pas-de-Calais. Citons également la menace d'un débarquement secondaire dans la baie de Suscinio, au sud de la Bretagne.
Mais parmi les moyens employés, il en est un qui se distingue des autres de par l'extraordinaire somme de qualités humaines et guerrières qu'il nécessite ; l'action en Bretagne des Français du Special Air Service a en effet apporté son concours aux deux actions de fixer et d'interdire avec, sinon un plein succès, du moins un panache et un courage certains.
Plantons maintenant le décor de l'action.
Juin 1944 : la Bretagne, ses occupants et la Résistance
A la veille du débarquement, la Bretagne est une région qui se prête bien à une guerre de partisans ; la campagne y est très fortement compartimentée, de nombreux chemins creux couverts d'une voûte sylvestre ainsi que des forêts de sapins conservant leurs épines en toutes saisons y permettent des déplacements et des stationnements discrets, à l'abri des avions d’observation. La côte y est escarpée, tourmentée, donc difficile à surveiller continuellement dans son intégralité, les débarquements clandestins d’hommes en provenance d'Angleterre en sont d’autant facilités. Du fait des influences océaniques, les conditions météorologiques sont fréquemment mauvaises, ce qui confère un caractère aléatoire à l'emploi de l'arme aérienne. L'infrastructure de communication routière comme ferroviaire est relativement pauvre et qualitativement médiocre.
Le Breton est d’autre part un homme jaloux de son indépendance, de cette jalousie qui remonte du fond des âges et qui a permis à la région de conserver son autonomie face à la France jusqu'en 1532. Une histoire plus récente encore porte les stigmates d'un attachement profond et viscéral à des valeurs traditionnelles que l'on accepte difficilement de voir remises en question par un ordre imposé de l'extérieur. Car c'est bien en Bretagne que la Révolution, encore mal assurée de son autorité, doit éteindre les derniers feux des guerres de Vendée, mêlées sauvages où le credo républicain affronte une royauté pétrie de foi religieuse. Tous les ingrédients sont donc préexistants pour rendre la vie difficile à l'Allemand. D’autant plus que l'espoir d'une libération prochaine ainsi que la brutalité des troupes d'occupation suscitent les vocations, renforcent les déterminations, décident les hésitants.
Mais cet occupant, quel est-il ?
Force est de reconnaître que les forces allemandes stationnées en Bretagne à la veille du débarquement de Normandie sont disparates. On y trouve pêle-mêle des fantassins, des parachutistes à l’instruction, des bataillons spéciaux formés d'hommes malades employés à des tâches de veille et de patrouille ainsi que des troupes itinérantes de cavaliers, cyclistes et fantassins des pays de l'Est, Ukraine ou Géorgie. Soldats de piètre qualité, ces derniers exercent leurs « talents » en écumant la région pour se livrer à des besognes de basse police ; plutôt que des méthodes de combat à proprement parler, ils mettent en œuvre des modes d'action relevant de la dissuasion par la terreur.
Plus précisément, la Bretagne est divisée en deux zones territoriales dévolues aux XXVe Corps d'armée (zone sud, QG à Pontivy) et au LXXIVe Corps d'armée (zone nord, QG à Guingamp) auxquels s'ajoutent des éléments de trois divisions aéroportées (les 2e, 3e et 5e) dont le volume et la subordination semble avoir varié avec le temps. Sont également présentes les troupes de second ordre déjà mentionnées, à savoir les troupes dites « de l'Est » ainsi que les deux bataillons de malades. La défense statique du littoral et des ports est quant à elle principalement assurée par le 25e Régiment de forteresse formé de vingt-neuf compagnies et par trois groupes d'artillerie de l'armée de Terre. Totalisant un effectif d'environ 1 200 hommes, l’aviation est surtout regroupée sur la base de Meucon, au nord de Vannes.
Le XXVe Corps d'armée du Général Fahrmbacher est composé de quatre divisions d'infanterie : les 265e (Lorient, QG à Quimperlé), 275e (Saint-Nazaire, QG à Redon), 343e (Brest, QG à Landerneau) et 353e (Landivisiau, QG à Lampaul-Guimillault). Le LXXIVe Corps d'armée (Général Koltitz) est quant à lui formé de trois divisions d'infanterie : les 77e (Saint-Malo), 266e (Guingamp, QG à Belle-Isle-En-Terre) et 319e (Pontorson). Notons tout de suite que ces troupes ne comprennent pas ou très peu de blindés et que leur armement est souvent hétérogène. On cite par exemple le cas du 275e Régiment d'artillerie organique de la 275e Division d’infanterie dont une batterie est équipée de pièces de 122 mm russes récupérées sur le front de l’Est.
Face à cela, la Résistance s'organise, les volontaires sont nombreux, ils veulent en découdre. Mais force est de reconnaître que l'enthousiasme l'emporte bien souvent sur les connaissances tactiques et que l'armement est très léger, trop léger pour prétendre constituer une armée capable de se mesurer avec l'occupant en rase campagne. Les FFI du Morbihan, pour ne citer qu’eux, possèdent seulement des armes soit récupérées sur l'armée française lors de la déroute en 1940, soit prises aux forces allemandes, soit parachutées par le BOA (Bureau des opérations aériennes). En tout état de cause très peu de fusils-mitrailleurs, 400 pistolets-mitrailleurs Sten, 150 pistolets de modèles divers, 4 000 grenades et un stock d'explosif. Bref, ainsi que le fait si justement remarquer Roger Leroux dans son ouvrage Le Morbihan en Guerre, « c'est un armement destiné à des équipes de saboteurs, non à des troupes en campagne. La répartition a été faite par section mais on n'a pu armer que dix compagnies et il est impossible d'envisager des opérations importantes ».
Le décor est planté, les acteurs vont entrer en scène.
Le Special Air Service
En juin 1944, le SAS est de création récente. L'idée en revient à David Stirling, officier du Commando n°8 de la Layforce qui, immobilisé sur un lit d'hôpital suite à une première et mauvaise expérience du parachutisme, a eu tout loisir d'y réfléchir et de formaliser son projet en jetant hâtivement quelques phrases sur le papier. A l'instar de toutes les bonnes idées, celle-ci a le mérite de la simplicité. Et puis elle tombe à point nommé pour revigorer le moral d'une armée britannique qui, ayant subi un certain nombre de revers successifs, a bien besoin d'initiatives coûtant peu et rapportant beaucoup. Le concept de base est le suivant : pour attaquer un objectif où la doctrine militaire juge nécessaire l’emploi d’un commando de deux cent hommes, Stirling recommande d'employer une patrouille de quatre à cinq hommes audacieux, résolus, surentraînés, usant au besoin de méthodes peu orthodoxes. Il fait remarquer à juste titre qu'un effectif plus volumineux nécessite une logistique plus lourde donc moins discrète. Cela implique également la mobilisation de moyens de transport faisant défaut ailleurs et dont l'éventuelle perte au combat est susceptible de réduire considérablement le rapport coût/efficacité donc l'intérêt du raid dont il est question. Il propose au contraire la mise sur pied de petits groupes autonomes sachant se contenter d'un faible soutien logistique et aptes à utiliser tous les moyens de mise en place disponibles, que ce soit l'avion, le bateau, le sous-marin, les véhicules terrestres légers ou... les brodequins !
Stirling parvient à forcer la main du haut commandement ; c'est ainsi que le Special Air Service voit le jour en juillet 1941 avec un effectif initial de sept officiers et soixante hommes provenant pour la plupart de la Layforce démantelée. Tout de suite, une remarque s'impose : sur l’insistance de Stirling lui-même, le Détachement L de la Brigade SAS est directement placé sous les ordres du commandant-en-chef au Moyen-Orient. Ceci signifie que, dès le départ, le jeune officier veut situer l'action de « son » unité au niveau stratégique : c'est à ce niveau et à ce niveau seulement qu'il envisage la planification de l'emploi du SAS. Selon sa conception, les commandos soutiennent le volet tactique de la bataille tandis que les éléments du SOE (Special Operations Executive) œuvrent en civil sous le contrôle des services secrets ; l'action du SAS se situe à mi-chemin. Cette remarque a son importance : s’agissant de la Bretagne, c’est bel et bien au niveau stratégique que l'emploi du SAS est planifié.
L'intégration de soldats français au Special Air Service remonte à janvier 1942, mois au cours duquel la 1e Compagnie de chasseurs parachutistes du capitaine Bergé (cinquante hommes) est rattachée au Détachement L. A la veille du débarquement, la contribution française aux effectifs de la brigade SAS s'élève à deux régiments, les 3rd Special Air Service Regiment (3e Régiment de chasseurs parachutistes) et 4th Special Air Service Regiment (2e Régiment de chasseurs parachutistes). Ce sont les hommes du 2e Régiment de chasseurs parachutistes qui reçoivent la mission de combattre les troupes allemandes stationnées en Bretagne.
Les SAS dans les actions d'interdiction
Interdire l'accès à la Normandie, c'est avant tout s'attaquer à l'infrastructure ferroviaire d’une part et gêner les déplacements routiers de l'ennemi en entretenant l'insécurité par des embuscades répétées et meurtrières d’autre part. Intéressons-nous tout d'abord au sabotage des voies ferrées.
Cette composante du plan d'ensemble est confiée à dix-huit équipes de saboteurs connues sous la dénomination générique de « Cooney Parties ». Parachutée dans la nuit de J à J+1 (6 au 7 juin) ou de J+1 à J+2 (7 au 8 juin), chaque équipe doit opérer une coupure sur une voie ferrée principale, la somme des sabotages étant prévue pour provoquer un isolement ferroviaire quasi total de la péninsule bretonne. Toutes les missions réussissent mais influent de manière très diverse sur la régularité des convois allemands. Car le sabotage des rails est une course poursuite entre les commandos d'une part et les capacités de réparation ennemies d'autre part. La coupure d'une voie ferrée n'est pas une chose acquise une fois pour toutes, il faut l'entretenir de manière régulière si tant est que le but à atteindre soit d'interdire et non pas seulement de ralentir. Cette notion est du reste bien comprise par les responsables de la Résistance dont le « plan vert » ayant pour but la coupure des voies ferroviaires prescrit d'entretenir ces coupures pendant huit jours au moins et quinze jours au mieux à partir du 6 juin. L'entretien des coupures est bel et bien initialement planifié par l’état-major du SAS : un volet de la mission prescrit de mettre sur pied en Bretagne même des bases qui, convenablement approvisionnées par voie aérienne, doivent fournir aux équipes de saboteurs l’explosif dont elles ont besoin.
En ce qui concerne la durée moyenne d'une coupure de voie après sabotage, il est difficile d'avancer un chiffre. A ce titre, un rapport concocté par les services de la SNCF peu après la fin du conflit apporte quelques précisions. Bien que distinguant quatre schémas principaux de coupures et faisant état de durées allant de neuf à trente-et-une heures d'interruption avant réparation, ce rapport ne manque pas de préciser que ces chiffres cachent cependant de grandes disparités et qu'il est difficile de formuler des conclusions réellement représentatives au vu du faible nombre de cas relatés. Les durées mentionnées se fondent par ailleurs sur une étude relative au nord de la France ; curieusement, les données concernant la Bretagne sont presque inexistantes, visiblement peu significatives. Tout cela ne permet finalement que de se livrer à une estimation très vague des conséquences qu’induisent les sabotages sur la régularité du trafic des TCO (Transports en cours d'opération) allemands, d'autant plus vague qu'il faut en l'occurrence distinguer ce qui revient en propre aux SAS de ce qui est à porter au crédit de la Résistance ou des bombardements.
En première approximation, on peut penser que l'intention des « Cooney Parties » n'était en aucun cas de bloquer mais bel et bien de retarder : la seule considération du faible effectif commis aux missions de sabotage l'indique clairement. Espérait-on immobiliser définitivement 150 000 hommes avec quelques dizaines de parachutistes seulement ? Du reste, la réalité historique est là pour montrer que, si tel était le cas, alors on ne peut dresser qu'un constat d'échec. Certains documents signalent la présence d'éléments appartenant aux 265e et 275e divisions d'infanterie au contact des troupes alliées dès le 13 juin et il en est de même avec des unités de la 3e Division aéroportée. Cependant, si on s'en tient à la thèse du ralentissement, le constat penche en faveur du succès, un succès qu'Anthony Cave Brown, dans son ouvrage La guerre secrète, relate en ces termes : « [Rommel] n'obtint jamais toute l'infanterie dont il avait besoin, car entre les harcèlements de la guérilla et les bombardements sur la Bretagne, (...) la 265e d'infanterie quitta Lorient le jour J, mais n'atteignit le front que le 16, sans être au complet de ses effectifs. La 275e d'infanterie partit de Vannes le 7 juin et arriva péniblement le 14. Un bataillon mit huit jours à faire le trajet d'une journée ».
Des documents allemands (Rapports d'activité du XXVe Corps d'armée allemand en occupation en Bretagne, édité par le Service historique de l'armée de Terre) contiennent également des indications permettant de conclure au succès. Ainsi, un groupement tactique formé d'unités appartenant à la 275e Division d'infanterie est immobilisé le 8 juin dans la région de Messac/Rennes « du fait des destructions de voies ou d'attaques aériennes ». Le même document fait état d'un effet indirect de l'offensive contre les voies ferrées : le ravitaillement ne circulant plus que très difficilement, le carburant se fait rare et des unités sont parfois amenées à interrompre leur transfert vers le front normand pour cause de manque d'essence. Enfin, dans son livre Qui ose vaincra, Paul Bonnecarrère prête au Général Fahrmbacher les propos suivants : « l’ampleur des actions de sabotage, les coups portés à nos convois prennent des proportions inquiétantes (...). Le front normand réclame des troupes fraîches ; j'en dispose, mais il semble impossible de les acheminer. Nous devons frapper vite et fort, anéantir ces terroristes pour permettre au Génie de rétablir les voies de communication et me mettre en mesure d'exécuter les ordres qui me sont transmis ».
La réussite la plus emblématique s'agissant de ces missions de sabotage est sans conteste celle qui a pour effet de couper la pénétrante ferroviaire sud-Bretagne Quimper/Redon/Rennes au niveau du lieu-dit « La Corbinière » entre Redon et Messac ; elle illustre parfaitement deux aspects des opérations spéciales que nous allons maintenant mettre en exergue.
Le premier de ces deux aspects a trait à l'importance du renseignement d'objectif dans la préparation d'une mission de sabotage : couper cette ligne ferroviaire stratégique était depuis longtemps déjà une préoccupation de l'état-major de Londres. Paul Bonnecarrère rapporte que dès le début de l'année 1944, le BCRA gaulliste (Bureau central de renseignement et d'action) parachute des hommes chargés de déterminer l'endroit où porter l'attaque pour maximiser l'effet du sabotage. La meilleure solution consiste sans conteste à faire sauter le tunnel de La Corbinière. A cette endroit, la voie ferrée empreinte sur une distance relativement courte une combinaison formée successivement d'un encaissement, d'un tunnel assez long puis d'un pont enjambant la Vilaine, cours d'eau serpentant au fond d'une étroite vallée. Cette disposition des lieux très particulière rend beaucoup plus difficile le travail des équipes de réparation.
D’autant plus que le deuxième aspect complique encore la tâche des ouvriers d’entretient appartenant à l'organisation Todt : ils doivent travailler sous la menace constante d’un raid aérien. En effet, les unités spéciales opérant dans la profondeur du dispositif ennemi ne sont que très rarement livrées à elles-mêmes ; elles ont dans la plupart des cas la possibilité de suppléer à leur faible puissance de feu en utilisant les moyens de transmissions dont elles disposent afin de requérir l'appui des aviateurs. Dans son ouvrage La Bretagne de 1939 à nos jours, Jacqueline Sainclivier note ainsi que « l'aviation alliée, alertée par nos parachutistes, viendra sans cesse mitrailler l'équipe de relevage qui mettra plus de huit jours à dégager les voies (...). Ce dernier sabotage (...) a privé [les Allemands] de cette relation [voie ferrée] jusqu'au 18 juin, période critique où la bataille de Normandie faisait rage ».
C’est un bilan nettement plus mitigé qui émerge en ce qui concerne le réseau routier. Il y a plusieurs raisons à cela. Relevons pour l’instant que l'armement léger aux mains des SAS ainsi que des résistants ne leur permet pas de s'attaquer aux gros convois fort bien pourvus en armes automatiques et en armement d'appui. En l’occurrence, ce volet de la mission se résumera donc à l'attaque de quelques véhicules isolés ou de convois de faible volume, ce qui aura cependant l'effet psychologique non négligeable d'instiller dans l'esprit de l'occupant un fort sentiment d'insécurité.
Les SAS dans les actions de fixation
Ainsi que nous l'avons déjà relevé, fixer l'ennemi est un résultat qui s'obtient avant tout en créant dans la zone de stationnement des troupes susceptibles d'être envoyées en renfort une menace réelle ou fictive suffisamment crédible pour persuader les décideurs militaires au mieux d’engager leurs unités sur place, au moins de les garder « sous le coude » dans le cas où ladite menace se concrétiserait. L'un des modes d'action préférentiels des forces spéciales pour remplir cette tâche consiste à armer, entraîner et encadrer sur place des forces de guérilla recrutées au sein de la population locale. Précisons tout de suite que nulle part dans l'énoncé initial de la mission dévolue aux SAS on ne trouve de volet prescrivant une action purement destinée à « fixer » les troupes allemandes en Bretagne ; il ne s'agit à l'origine que d'interdire. Seul apparaît un petit paragraphe qui ordonne « d'examiner sur place (...) les possibilités de coopération avec la Résistance ».
Cette surprenante omission tient à deux raisons principales.
Tout d'abord, relevons que la doctrine relative à l'emploi du Special Air Service ne considère nullement l'encadrement de maquis comme une mission prioritaire. Cet état de fait est particulièrement mis en exergue par David Stirling lui-même qui liste en ces termes les opérations susceptibles d'être prises en compte par l’unité qu’il a créée : « raids en profondeur derrière les lignes ennemies et dirigés contre les centres vitaux du Quartier Général, des terrains d'atterrissage, des lignes de ravitaillement ; mise sur pied d'une activité d'offensive stratégique à partir de bases secrètes placées à l'intérieur du territoire ennemi ; à l'occasion, recrutement, entraînement, coordination d'éléments de guérilla locale ». L'expression employée (« à l'occasion ») et le fait que cette mission-type soit énoncée en dernière position de la liste en dit long sur l'importance attachée par Stirling à des actions de ce genre. Le Special Air Service est une unité avant tout créée, équipée et entraînée pour détruire par l'action violente en comptant sur ses propres moyens.
Deuxièmement, les possibilités des réseaux et maquis bretons sont mésestimées ou délibérément ignorées par les planificateurs de l'action SAS. S'agissant de la Résistance bretonne, Paul Bonnecarrère met par exemple cette phrase dans la bouche d'un officier français : « inexistante, d'après les renseignements anglais. Il y aurait plus d'un an qu'elle aurait été démantelée et anéantie ». Roger Leroux fait quant à lui observer : « le Commandement suprême redoute que la Résistance, dont l'action risque toujours d'être retardée ou empêchée par des arrestations, soit dans l'impossibilité d'accomplir l'ensemble des destructions voulues. Les Alliés sont d'ailleurs mal renseignés sur l'importance des mouvements de résistance en France occupée ; le manque de coordination entre les services de renseignement britanniques et le BCRA dirigé par le colonel Passy ne peut que renforcer leur méfiance à l'égard de l'organisation des maquis ».
Or, l'enchaînement des événements allait se charger de mettre les commandos français devant le fait accompli.
La Résistance bretonne, pour se mobiliser, a en effet créé des centres destinés non seulement à armer au fur et à mesure les unités FFI qui s'y présentent mais aussi à constituer de véritables enclaves libérées de l'occupation allemande. C'est précisément à l'un de ces centres mobilisateurs que les lieutenants Marienne et Deplante, parachutés en précurseurs dans la région de Plumelec (Morbihan), prennent contact avec le maquis. Contre toute attente, les deux officiers choisissent de privilégier l'aspect secondaire de leur mission, à savoir l’encadrement de ces unités de bric et de broc, plutôt que de s'en tenir à l'aspect principal, soit la formation d'une base destinée à accueillir puis à réapprovisionner en munitions et explosifs des troupes parachutées ultérieurement. Cette décision est prise sur des critères qui apparaissent empreints de subjectivité. L'événement est relaté en des termes qui ôtent toute équivoque à ce sujet : « [Marienne] est impressionné par l'importance des effectifs », écrira Roger Leroux. Le lieutenant lui-même, dans son compte rendu radio à son chef le commandant Bourgoin, écrit par ailleurs : « suis enthousiasmé par organisation et ses immenses possibilités ». On le voit : il s’agit d’enthousiasme, non de logique tactique.
Or, si le concept tapageur du « centre mobilisateur » s’affranchit intrinsèquement d'une certaine discrétion, ce n'est certes pas le cas des forces spéciales. Le combat qu'elles mènent repose sur le postulat de la furtivité afin de contrebalancer un rapport de force perpétuellement défavorable. Bref, il faut une extraordinaire cécité des troupes allemandes pour que l'orage n'éclate pas avant le 18 juin. Les officiers de renseignement ennemis croient tout d'abord n'avoir affaire qu'à des bandes isolées manquant de coordination. Et puis les priorités sont ailleurs ; il s’agit en premier lieu d'acheminer des troupes vers le front de Normandie et non de « faire le ménage » en Bretagne. Il faut dire que les Français du Special Air Service, occupés à armer les résistants et les résistants eux-mêmes, occupés à faire mouvement sur La Nouette, à percevoir les armements, à en apprendre le fonctionnement et à tenir garnison au camp, négligent dans un premier temps de mener la vie dure à l'occupant. Les trop rares actions visant à fixer les troupes allemandes sur le sol breton dans les jours qui suivent immédiatement le 6 juin n'ont donc qu'une faible incidence sur la bataille normande. Même au plus fort des combats pour le contrôle du camp, les troupes allemandes engagées dans le bataille de Saint-Marcel sont d'un volume relativement faible : 300 hommes du 2e Régiment parachutiste de maintenance et d'instruction, un commando de chasse du 17e Etat-major du génie de forteresse, quelques éléments (une compagnie d'infanterie, trois commandos de chasse, une section d'artillerie antiaérienne, deux batteries d'artillerie) de la 275e Division d'infanterie ainsi qu'une compagnie du 798e Bataillon de Géorgiens. Le moins que l'on puisse dire est que la présence de ces troupes sur le front normand n'aurait pas changé grand chose. Si l'on excepte le cas des 77e et 319e Divisions d'infanterie, presque immédiatement au contact des troupes alliées qui débarquent, ainsi que celui de la 5e Division aéroportée, dont la présence est à confirmer, un récapitulatif des troupes allemandes initialement en Bretagne et envoyées en Normandie s'établit du reste comme suit :
- 2 000 hommes du 2e Régiment parachutiste de maintenance et d'instruction ;
- Un groupe d’artillerie de la 2e Division aéroportée ;
- Le totalité des effectifs de la 3e Division aéroportée ;
- 265e Division d'infanterie : un groupement tactique équivalant à un régiment ;
- 266e Division d'infanterie : un groupement tactique équivalant à deux bataillons ;
- La quasi totalité des effectifs de la 275e Division d'infanterie ;
- 343e Division d'infanterie : un groupement tactique équivalant à un régiment renforcé ;
- La totalité des effectifs de la 353e Division d'infanterie.
A l'issue de ces transferts et même si l'on tient compte des unités de l'Est, il ne subsiste donc en Bretagne que le strict minimum nécessaire au contrôle de la région. Encore convient-il de faire la part des choses : les troupes restantes ne sont pas toutes maintenues sur place pour lutter contre les SAS et les résistants, certaines le sont pour faire face à d'éventuelles opérations aéroportées de grande envergure qui n'auront finalement pas lieu. Le volet « fixer » de la mission confiée aux SAS a donc eu, parce qu'improvisé, un temps de retard dont l'effet a été de minimiser ses conséquences sur le plan stratégique.
En guise de conclusion
Réécrire l’histoire est une des armes idéologiques préférées des dictateurs. Mais l'analyser pour en tirer les leçons est légitime ; il existe par ailleurs beaucoup d'amateurs de fictions historiques qui sans prétention aucune prennent plaisir à refaire le passé. Et si nous tentions une telle aventure au moins succinctement ?
Juin 1944. Admirablement renseignés par le BCRA sur les possibilités de la Résistance, le commandement interallié décide de parachuter sur la Bretagne tout un régiment de SAS français. Missions : d'une part mener au combat les FFI convenablement armés par les nombreux parachutages pendant les semaines précédant le débarquement et d'autre part, sans cesse renforcés par de nouvelles équipes dotées d'un armement collectif conséquent, de mener une campagne de sabotages et d'embuscades ayant pour but de dénier aux troupes allemandes l'usage des principaux moyens de transport entre la péninsule bretonne et le front normand.
Je laisse au lecteur le soin d'imaginer la suite…